23 septembre 2012

Un mal, dans tous les cas...




Il n'est pas facile de voir clair dans l’évolution de la transition en Tunisie, et de prédire l’avenir proche du pays, tant la crise socio-économique et les tensions politiques sont fortes, persistantes,  et tant les évènements se succèdent à grande vitesse et dans la cacophonie la plus totale. La Tunisie peut encore s’en sortir, comme échouer à traverser la zone de turbulences actuelle.

Et pourtant, à les écouter parler et exprimer leurs pensées, les tunisiens semblent détenir la vérité absolue sur l’avenir du pays. Ou plutôt les vérités, car il n'existerait que deux scénarios possibles.

Il y a ceux qui pensent que la Tunisie a déjà échoué, et qu’elle est en train de sombrer sous l’effet du nouveau diktat vert des islamistes, toutes tendances confondues. Ceux-là savent déjà pour qui voter, « si élections il y a » : Nida Tounes, le parti de l’expérience et des compétences, qui saura se montrer ferme face aux fondamentalistes religieux pour assurer ordre, sécurité et sérénité…quitte à réinventer l’autoritarisme destourien s’il le faut. Pour ceux d’entre eux qui expriment, malgré tout, des doutes sur la cohérence de ce parti, et sur l’honnêteté de certains de ses responsables, voter Nidaa Tounes serait un « moindre mal », ou un mal nécessaire pour dépasser la crise. Un « mal », dans tous les cas… Que ce « mal » s’occupe d’abord d’éradiquer les islamistes, par exemple en provoquant une crise de légitimité institutionnelle à partir du 23 Octobre 2012 et qui déstabiliserait davantage le pays. On demandera ensuite à nos sauveurs des gages sur nos droits et libertés, ou, au pire, on négociera le prix à payer… Comme on l’a bien fait sous Bourguiba et Ben Ali. 

D’autres te prédiront le retour invasif des RCDistes, de l’Etat policier et l’échec de la révolution si on ne fait pas tout pour maintenir, coute que coute, le gouvernement de la Troïka au pouvoir tel qu’il est, même s’il est composé en majorité de gens incapables de mener à bien leur mission. Leur seul mot d’ordre : la légitimité de ce gouvernement tirée des urnes est inébranlable, intouchable, malgré les erreurs et les errements répétitifs de ses membres actuels. Ceux-là sont persuadés qu’il y aura des élections prochainement (mais ne sauront pas vous dire quand exactement..) et savent qu’ils voteront pour le mouvement Ennahdha ou pour l’un de ses alliés futurs. Pour ceux d’entre eux qui expriment, malgré tout, leur déception du bilan gouvernemental ou leurs doutes sur les intentions démocratiques d’Ennahdha et de ses responsables, voter pour eux serait un « moindre mal », ou un mal nécessaire pour dépasser la crise. Un mal, dans tous les cas… Que ce « mal » s’occupe d’abord d’éradiquer les RCDistes, les bourguibiens,  les destouriens et toute la gauche avec, par exemple en votant une loi d’exclusion de leurs adversaires politiques ou en les menaçant de peine de mort s’ils touchaient à la légitimité gouvernementale. On demandera ensuite à nos sauveurs des gages sur nos droits et libertés, ou, au pire, on négociera le prix à payer…Comme on l’a bien fait sous Bourguiba et Ben Ali. 

Et les autres alors ? Ceux qui ne se reconnaissent ni dans les uns, ni dans les autres ? Qui continuent à croire en cette révolution et qui appellent de leurs vœux à un vrai changement ? Qui sont persuadés que ni les destouriens ni la Troîka n’ont quelque chose de bien à offrir à la Tunisie ? Qui n’adhèrent pas à la stratégie « éradicatrice » dans la politique, mais qui veulent plutôt construire de nouvelles choses ? Finiront-ils par choisir un camp ? Ou s’abstiendront-ils, ce qui serait synonyme de renoncement ? 

Ceux-là sont les orphelins de la politique tunisienne. Certains d’entre eux ont bien essayé, à un moment, de se réfugier dans des familles politiques d’accueil, croyant pouvoir « changer les choses de l’intérieur », mais la greffe n’a pas pris. Ou alors ils ont été vite rejetés, reniés, parce qu’ils ne rentraient pas assez dans le moule du militant-disciple et s'opposaient au statu quo, si cher à nos partis politiques. Ils se retrouvent aujourd’hui, et de nouveau, coincés entre les deux vieux démons de la politique tunisienne : les éternels ennemis destouriens et islamistes. 

Un jour, peut-être, ceux qui rejettent cette bipolarité sauront s’affirmer et se structurer en une force politique capable d'offrir une vraie alternative. Et parmi eux figurent peut-être de futurs grands leaders tunisiens. 

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22 juillet 2012

Tunisie : mais où est le changement?



Ce qui frappe le plus dans l’évolution de la scène politique tunisienne post 14 janvier est l’absence de réel changement dans les pratiques, dans les propositions et dans le fonctionnement des différents acteurs en place. Un an et demi après la chute de la dictature, n’entendez-vous pas dire autour de vous, sur le ton de la déception, que « rien n’a véritablement changé », et qu’il « nous faudrait désormais une autre révolution, un autre séisme » pour provoquer un changement politique et social qui soient à la hauteur des espoirs nés après la chute du régime de Ben Ali ?

Et pour cause ! Si la révolution a profondément bouleversé le contexte et l’environnement dans lequel évolue la scène politique tunisienne, en favorisant l’engagement politique, en autorisant le pluralisme, et en libérant l’opinion, la parole et l’action, l’offre politique reste désespérément la même : pauvre en idées, en propositions, en création et en renouvellement.

Nous sommes toujours face à un grand déséquilibre des forces en action, avec un parti aux commandes, dominant et organisé, et qu’on ne cesse de dénoncer pour ses visées monopolistiques et pour sa volonté, plus ou moins affirmée, de substituer le parti-Etat destourien par un parti-Etat islamiste. Face à cette force hégémonique et de moins en moins encline à la concertation, des partis d’opposition petits et marginaux subsistent tant bien que mal, avec des stratégies qui oscillent de l’alliance (ou la soumission ?) avec Ennahdha (CPR, Ettakatol) à l’opposition agitée, désorganisée et stérile à ce mouvement et ses alliés (Al Jomhouri, Al Massar, PTT, etc.) 

On nous dit que ce qui marque la transition tunisienne, et pourrait représenter un modèle pour le reste du monde arabe en révolte, c’est l’originalité d’une coalition au pouvoir qui a su rassembler islamistes conservateurs et gauche séculariste et progressiste, au-delà des divergences idéologiques. Mais la théorie du front démocratique hétéroclite, qui est à l’origine de la Troïka d’aujourd’hui, est loin d’être une idée originale, et encore moins le fruit de la révolution. Cette idée était déjà proposée aux premières années de la répression Benalienne, quand Ghannouchi appelait de son exil à la collaboration entre islamistes et opposition séculariste, qualifiant ce choix, s’il était concrétisé, « d’expérience unique dans le monde arabe » et de « modèle de coexistence démocratique » à même de venir à bout du régime autoritaire. Depuis la fin des années 90, époque à laquelle ces déclarations ont été faites, ni le Président d’Ennahdha n’a changé, ni son discours sur « l’exception du modèle tunisien »… Ne serait-il pas plus honnête intellectuellement d’arrêter d’affirmer que cette Troïka est le fruit de la révolution? Et ne serait-il pas temps de tirer le bilan de cette coalition et d’ajuster l’équilibre des forces en son sein pour mieux convaincre les tunisiens de son utilité et de son authenticité? 

Quelques années après, au début des années 2000, le Chef d’Ennahdha, toujours le même, appelait déjà à un régime parlementaire décentralisé, avec une présidence symbolique aux pouvoirs limités : « Peut-il exister en Tunisie une démocratie sans une large distribution du pouvoir, reposant sur un pouvoir central à caractère symbolique ? » s’interrogeait alors le Cheikh dans un article intitulé « comment expliquer la supériorité de l’expérience marocaine ? ». A l’époque, ce positionnement visait surtout à rassurer, à la fois, une opposition séculariste récalcitrante à la participation des islamistes au jeu politique, et un parti-Etat RCD farouchement opposé à cette option… Ne sommes-nous pas toujours aujourd’hui dans cette même configuration, avec des constituants islamistes fervents défenseurs d’un régime parlementaire pur et le reste des forces politiques, gauche et destouriens compris, pour un régime mixte à fort pouvoir présidentiel ? Les difficultés de l’expérience que nous vivons actuellement - celle d’un régime d’assemblée avec une présidence aux prérogatives limitées - auraient dû pousser les différents partis à réviser leurs propositions et à tirer la leçon des erreurs constatées. Vont-ils vraiment le faire ou persister aveuglement dans la défense partisane de leurs positions respectives, au risque d’imposer à la Tunisie un régime qui ne lui sied guère ? 

Nous pouvons aussi voir une autre forme de continuité avec le passé, dans l’impuissance politique persistante des partis d’opposition actuels, toujours englués dans leurs conflits internes entre défenseurs du compromis avec le mouvement destourien, représenté aujourd’hui par BCE et son mouvement « Nida Tounes », et les tenants d’une plus grande indépendance à leur égard. Conséquence de ce débat qui dure depuis l’ère Ben Ali et qui n’est manifestement toujours pas tranché : ces partis n’arrivent même pas à stabiliser leurs faibles bases militantes pour commencer à construire une vraie alternative. Les conflits internes qui les traversent ne font que renforcer leur précarité et brouiller leur image aux yeux des populations, qui voient en ces ralliements circonstanciels avec les survivants des précédents régimes autoritaires, au mieux de la maladresse, au pire du pur opportunisme.

Il est quand même étrange, et désolant, de voir les différentes forces politiques incapables d'appréhender les causes profondes de la révolution, de s’adapter au nouveau contexte de la Tunisie post 14 janvier, et de profiter de la dynamique du changement profond qui touche notre pays pour changer et évoluer eux-mêmes. Ils se sont jusque-là montrés incapables de renouveler leurs dirigeants, reproduisant toujours les mêmes erreurs tactiques, proposant les mêmes solutions inefficaces et perpétuant les mêmes discours. Alors que les partis au pouvoir sont entrain de calquer les mêmes dysfonctionnements du parti-Etat, les partis d’opposition, qui n’ont pas réussi leur mue, restent marqués par une forte personnalisation du pouvoir dans leurs structures internes, et complètement déconnectés de la réalité des populations, surtout en région. 

Il est évident que les défis auxquels font face toutes les forces vives du pays sont colossaux, et qu’il est illusoire d’espérer voir un changement significatif en si peu de temps. Mais il est aussi légitime de douter, aujourd’hui et avec le peu de changements positifs constatés, de la capacité et de la volonté des forces politiques présentes à réformer le pays et ses institutions vers le meilleur.

18 mai 2012

Tunisie : persistance du corps et de l’esprit du Benalisme




Le gouvernement tunisien a hérité du système étatique Benaliste.  C’est-à-dire d’un État hyper-centralisé, policier et désengagé;  d’institutions corrompues, dépossédées de leurs prérogatives et court-circuitées par des réseaux de clientélisme très actifs et puissants ; d’une administration déresponsabilisée et longtemps fondue dans le système du parti unique ; et d’une société souffrant d’une situation de profonde injustice sociale, conséquence directe de ce système étatique Benaliste et de la mauvaise gouvernance qu’il génère.

Plus d’un an après la révolution, l'État et ses institutions dysfonctionnent toujours ; le corps et l’esprit du Benalisme persistent. Cet État, qui a longtemps méprisé et corrompu le peuple, continue à l’instrumentaliser et à détourner la loi et l’éthique pour servir les intérêts politiques, économiques et idéologiques d’une minorité au pouvoir et de ses clans satellites. La justice, toujours sous contrôle gouvernemental direct, est malléable et corvéable à souhait. Les médias, publics et privés, manquent d’indépendance et d’objectivité. La police, se croyant toujours au-dessus de la loi, bénéficie encore d’une impunité totale

En s’accommodant de ces dysfonctionnements,  en reproduisant les mêmes mécanismes et pratiques étatiques et en recyclant en partie les caciques de l’ancien régime, l’actuel gouvernement tunisien ne fait que perpétuer, voire renforcer, l’injustice sociale dont souffre les tunisiens dans leur majorité. Il avoue par ailleurs son échec à réaliser l’un des objectifs primordiaux qu’il s’est lui-même fixé : instaurer la bonne gouvernance. 

Rendues complètement dépendantes de l'État et de ses structures, les populations défavorisées, surtout en région, sont en conflit ouvert avec l'État et le gouvernement qui le pilote et le représente, et ce malgré sa fameuse « légitimité » tirée des urnes, pour réclamer moins de négligence et plus de justice. Ce conflit se traduit par les grèves, les sit-in et les violences récurrentes et persistantes qui marquent la transition tunisienne, et que les élections et les changements de gouvernements n’ont pas réussi à atténuer.

Au lieu de s’attaquer de front à la réforme de l'État et de ses institutions pour casser cette logique d’injustice sociale institutionnalisée, le gouvernement tunisien, frileux et inexpérimenté qu’il est, a préféré détourner l’attention sur d’autres sujets futiles pour gagner du temps et éviter un éventuel échec coûteux sur le plan électoral. L’absence de volontarisme politique pour porter des réformes urgentes et prioritaires laisse croire que les partis au pouvoir -comme d’ailleurs ceux de l’opposition qui brillent par la faiblesse de leurs propositions- n’ont fait que mentir aux tunisiens durant tout ce temps post-révolutionnaire sur leur réelle volonté de réforme et de rupture avec le système et les pratiques d’antan. Leur accès et leur maintien au pouvoir demeure leur principal objectif. Et ça, les tunisiens, dans leur majorité, l’ont compris, ce qui explique la déception et le manque de confiance persistant de l’opinion publique envers la classe politique dans son ensemble.  

Qu’on ne s’y trompe pas : le mal tunisien ne s’atténuera et la tension ne s’apaisera qu’avec une rupture nette avec les vieilles habitudes, ainsi qu’une répartition plus équitable des richesses, des droits et des devoirs dans notre société. Ni la religion, ni l’identité, et encore moins la morale et les débats idéologiques stériles ne sont des solutions efficaces à ce problème fondamental qui fut, est-il utile de le rappeler, à l’origine de la révolution tunisienne : celle de la dignité, de l’égalité, du travail et de la citoyenneté. 

L’hégémonisme des partis politiques au pouvoir et le népotisme de leurs responsables ; la tricherie de certains élus, leur manque de transparence et de responsabilité ;  les abus de pouvoirs et la corruption dans la fonction publique et en dehors de celle-ci ; la désinformation et la manipulation de l’opinion publique ; etc. toutes ces pratiques qui ont tellement fait de mal à la Tunisie sous la dictature et qui sont perpétuées aujourd’hui par la nouvelle classe politique ne sont acceptables et ne seront acceptées. Les politiciens, aveuglés par leur course au pouvoir et embourbés dans leur crise d’identité, feraient mieux de se ressaisir au plus vite et de s’occuper des vrais problèmes, au risque d’être emportés, eux aussi et plus vite qu’ils ne le croient, par une colère populaire toujours très vive.

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09 avril 2012

Tunisie : récit d'une matinée de violences


Pour une fois que j'étais à Tunis et que j'avais la possibilité d'assister à une manifestation, celle de la fête des martyrs en l’occurrence, je me suis dis que je n'allais pas rater cette occasion.


A dix heure du matin, j'étais déjà au centre ville, sur mon chemin vers l'avenue Habib Bourguiba. J'ai croisé sur la route plusieurs groupes de manifestants, drapeaux en mains, se dirigeant tranquillement dans la même direction. L'ambiance était détendue et pacifique. Les slogans scandés honoraient la mémoire des martyrs.


Arrivé à l'Avenue, l'ambiance y était différente, électrique. J'y ai trouvé plus de policiers que de manifestants. Les passants étaient dubitatifs, ne comprenant pas réellement ce qui s'y tramait. Ils pressaient le pas, craignant probablement que la situation ne dégénère. Les rares voitures qui circulaient roulaient vite. Des groupes de policiers étaient placés au niveau de toutes les entrées principales de l'Avenue, particulièrement vers la Rue de Rome, l'Avenue de Paris et l'Avenue Mohamed V.


Très vite, j'ai aperçu du mouvement à l'intersection de la Rue de Rome. Des dizaines de policiers, dont certains étaient cagoulés, bloquaient l'issue, scrutant de loin un premier groupe de manifestants qui tentaient d'accéder à l'Avenue H.B. Les gens commençaient à se rassembler autour des policiers, qui laissaient paraitre des signes d'extrême nervosité. Les journalistes aussi ont accouru. Au bout de quelques minutes, sans aucun avertissement préalable, une dizaine de policiers a chargé en direction des manifestants qui se rapprochaient lentement, après avoir lancé une ou deux bombes lacrymogènes. Leurs collègues restés derrières eux ont commencé à nous disperser aussi, en tapant avec leurs matraques dans leurs casques de protection et nous sommant de rentrer chez nous : "barra raoua7" criaient-ils (rentrez chez vous). 


Il était 10h30 du matin, et j'avais compris que les policiers n’envisageaient pas du tout de laisser les manifestants atteindre l'Avenue. Il était clair que leur consigne était de ne permettre en aucun cas les rassemblements de manifestants. Je me suis alors rapproché de l'Avenue de Paris, d'où on entendaient de loin des slogans criés par d'autres manifestants qui avançaient. Ils étaient beaucoup plus nombreux et se rapprochaient lentement. Un groupe de quelques dizaines de policiers entouraient leur Chef, qui leur donnait manifestement de nouvelles consignes. Très vite, ils lancent la première charge. Une première rangée de policiers couraient vers les manifestants, suivis d'un camion chargé d'autres agents. Le gaz saturait l'air, et les foules venues assister au spectacle étaient dispersées par les flics restés sur place.


Un premier jeune manifestant a été trainé par 4 flics. Ses amis ont accouru à son secours, et ont été spontanément suivis par des dizaines de personnes qui assistaient à la scène. Les policiers, surpris par un  tel mouvement de foule et de solidarité, ont vite relâché le manifestant. Les gens ont commencé à applaudir cette libération, quand le gaz nous a obligé de courir dans tous les sens et de nous disperser.


Ce jeu du chat et de la souris a duré quelques dizaines de minutes, quand les renforts de flics sont arrivés et ont décidé de charger, cette fois dans toutes les directions et simultanément dans toutes les rues perpendiculaires à l'Avenue. J'ai été emporté par la foule dans l'Avenue de France. C'est là qu'on a compris que les policiers nous cernaient, par devant et par derrière, ce qui nous a obligé à prendre les premières ruelles qu'on croisait.


Les flics nous poursuivaient toujours en lançant du gaz. Je me suis alors réfugié avec une quinzaine de manifestants dans une cage d'escalier, ayant de plus en plus de mal à courir et respirer à cause du gaz. Nous avons pris les escaliers et étions tous dans un sale état. Certains n'arrivaient plus à bouger au bout de quelques marches, tellement ils suffoquaient. J'ai essayé d'ouvrir la fenêtre du premier étage de l'immeuble, mais elle était condamnée. L'air était de plus en plus concentré en gaz. J'ai réussi à monter au deuxième étage où la fenêtre était ouverte. J'ai respiré un peu d'air frais, les gens toussaient et pleuraient autour de moi. Une habitante de l'immeuble a ouvert sa porte et nous a proposé de l'aide. Je lui ai demandé de nous filer du citron pour nous soulager un peu. 


Après avoir repris mes esprits, j'ai quitté l'immeuble. Les policiers étaient partout, bloquant surtout les issues vers l'Avenue HB et poursuivant toujours les gens. J'ai rencontré des gens affolés, entrain de tousser et de suffoquer. J'ai aperçu les premiers blessés secourus par leurs amis. J'ai réussi à me faufiler en direction du "Passage" où une bataille rangée opposait policiers et jeteurs de pierres. Je me suis dirigé vers l'avenue de Londres avec d'autres manifestants, quand 3 fourgons remplis de policiers nous ont poursuivi en zigzaguant et en percutant les voitures stationnées et celles qui circulaient. La scène était invraisemblable. C'est là où ils ont cerné un groupe de jeunes, sont sortis de leurs véhicules et les ont matraqué avec une violence inouïe. Ils ont emporté deux jeunes, le troisième était à terre et ne bougeait plus. Il était apparemment gravement blessé. Quelques minutes après, une ambulance est venue le chercher.


Je n'ai jamais de ma vie assisté à autant de violence et de déchainement de la part des policiers. Ils n'avaient aucune considération pour les gens qu'ils poursuivaient, leur seul objectif était de frapper, de leur faire mal. Il est vrai que j'ai vu des jeunes jeter des pierres sur les flics, mais ils étaient minoritaires et isolés du reste des manifestants pacifiques. Je n'ai vu aucun cocktail Molotov. Je n'ai pas non plu aperçu de milices accompagnant les policiers.


Ce qui devait être une manifestation pacifique s'est transformée en une véritable chasse à l'homme. Les gens avaient peur, les passants rebroussaient chemin en courant, les voitures faisaient demi-tour. Les policiers ne se contentaient pas seulement de faire respecter l'interdiction de manifester à l'Avenue HB, ils pourchassaient les gens dans tout le quartier. On lisait la terreur dans le visage des manifestants et des passants. Aujourd'hui, j'ai mesuré à sa juste valeur la violence de l’État tunisien, et réalisé que l'État policier de Ben Ali est encore debout et en pleine forme.



03 avril 2012

Tunisie : la politique, une histoire de mots..


Comprendre les discours des dirigeants politiques et décoder leurs messages à travers la logorrhée qui nous est régulièrement servie dans la presse est un exercice difficile en ces temps de cacophonie médiatique.

Nous avons essayé par un moyen simple, et plutôt ludique, d’y voir un peu plus clair. L’exercice consiste à dessiner un nuage de mots-clés à partir des déclarations récentes tenues par des personnalités publiques afin de voir les termes et les thèmes qui ressortent le plus dans leurs discours respectifs :
 


Moncef Marzouki, Président de la République, dans deux entretiens récents accordés aux médias français : ici et ici  

Si le temps de l’exil semble lointain depuis qu’il multiplie les visites guidées pour ses invités au "Palais" de Carthage, le Président Marzouki ne rompt pas complètement avec le passé avec le mot "dictature" qui revient dans son discours. Marzouki semble vraiment insister sur le fait que "maintenant" , le "pays" est en "révolution" grâce au "peuple". "Justice" et "droits" sont aussi des éléments centraux d'un discours qui tourne autour de sa propre personne avec le « j’ai » répétitif. Mots les plus récurrents : « j'ai » et « pays ».



Hamadi Jebali, Chef du Gouvernement, dans
un entretien accordé à La Presse le 28 Avril 2012

Jebali, quant à lui, parle principalement de son « gouvernement ». Contrairement au « j’ai » de Marzouki, ce sont les « avons » et « sommes » qui sont le plus souvent employés par Jebali. Tout comme pour Marzouki, le « peuple » est omniprésent dans son discours. Le chef du gouvernement se montre ouvert à la « concertation » et se donne un cadre : la « loi » et la « morale ». Il insiste aussi beaucoup sur les notions de « compétences » et « d’expérience »… Mots les plus récurrents : « avons » et « gouvernement ».



Mostpha Ben Jaafar, Président de l’Assemblée Constituante, dans
un entretien publié dans La Presse du 30 mars 2012

Il semblerait que le Président de l’ANC « pense » beaucoup... « Évidemment », la « constitution » revient souvent dans son discours. Ben Jaafar se montre à la fois pressant avec les « faut », « absolument » « temps » ; et poli avec des « concensus », « mesure » et « manière ». Mots les plus récurrents : « pense » et « constitution »

 
Béji Caïd Essebssi, ancien premier ministre, dans un entretien publié dans la Presse le 27 janvier 2012 :

BCE évoque principalement ses réalisations : « gouvernement » et « constituante ». Il se positionne non seulement comme un observateur aguerri qui « estime » et « trouve », mais aussi comme dirigeant qui « dirige ». Tout comme Ben Jaafar, il évoque la « situation » du pays mais contrairement à ses prédécesseurs, on ne retrouve pas dans son discours la « Tunisie »… Mots les plus récurrents : « gouvernement » et « constituante »



Yaadh Ben Achour, dans
un entretien accordé à Amnesty International début mars 2012 :

C’est Yaadh Ben Achour qui évoque le plus la religion avec l'« islam » au centre de ses paroles. Il tient un discours universaliste avec des mots comme « démocratie », « droits », « homme », « liberté », « société ». « Esprit » et « révolution » sont des mots centraux dans un discours plutôt réaliste avec l’emploi de « misère », « violence » ou « contradictions ». Il évoque aussi le « XIXème siècle », probablement en référence à la tradition tunisienne. Mots les plus récurrents : « islam » et « révolution ». 


Post initialement publié dans le blog des Cahiers de la Liberté.


 

04 mars 2012

Tunisie : débat faussé, opposition effacée


[AFP/Fethi Belaid]


Un débat faussé


Plus le temps passe, plus le gouvernement semble dans l’incapacité de faire face aux difficultés qu’il rencontre pour redresser la situation économique et sociale du pays. Fortement critiqué pour son laisser-faire sur la question des salafistes, pour son incompétence sur le dossier de l’emploi, ou encore pour sa mauvaise gestion des conséquences des intempéries qui ont touché récemment le Nord-Ouest du pays, le gouvernement refuse la critique, se replie sur lui-même, crie au complot et fait diversion. Des signes d’agitation qui ne font que traduire une situation d'échec et d'incompétence. L'absence de Jebali lors des questions aux gouvernement renforce cette impression. 


S’éloignant des vrais problèmes du pays et des vrais enjeux de la révolution, le débat est déplacé sur d’autres sujets de nature à déchainer les passions et à diviser l’opinion, comme la religion ou l’identité. On veut nous faire croire qu’aujourd’hui notre « identité arabo-musulmane » est en danger et que la gauche « athée » et « occidentalisée » en est la cause principale. 

Cette gauche serait d’ailleurs en passe de confisquer le pouvoir par la force, selon les dernières déclarations sans preuves des ministres de Jebali. Ce coup d’Etat imminent serait bien entendu appuyé de l’étranger et fomenté avec le mouvement syndical, considéré comme perverti par les idées de la gauche et manipulé par les mouvements destouriens contre-révolutionnaires. Opposition et médias affiliés (c'est à dire 90% des médias tunisiens selon le chef du gouvernement!) représenteraient le plus grand danger pour le pays, et le gouvernement, qui est « légitime » faut-il le rappeler, en serait la première victime. On accuse donc « les ennemis du gouvernement » d’être derrière la baisse des investissements, derrière l’absence de touristes, derrière la colère des marginalisés, etc. Une stratégie qui permet de détourner le débat des vraies priorités, de diviser l'opinion, et qui consiste à répondre par une démagogie passionnelle à des problèmes qui appellent à la plus grande rationalité et responsabilité !


Le débat polémique basé sur la religion et entretenu volontairement par certains responsables d’Ennahdha montre aussi qu’une frange de ce mouvement n’a pas renoncé à son projet originel d’islamisation de l’Etat, des lois et de la société. La démocratie semble représenter pour eux juste un moyen légal pour réaliser ce projet, plutôt qu’un esprit de gouvernance favorisant les libertés, l’émancipation de l’individu, le pluralisme politique, l’alternance au pouvoir, et où nulle loi, quelque sacrée qu'elle soit, n'est supérieure à la loi de la République. 

Effet direct de cette diversion : alors qu’avant les élections, les partis affichaient un consensus large autour de l’article 1 de la première constitution, évacuant par l'occasion le débat identitaire, les élus se retrouvent aujourd’hui à discuter, et ce dès le préambule du texte fondamental, de l’inscription de la Charia dans la nouvelle constitution. Une constitution censée s’inspirer avant tout des principes de liberté, de dignité, de travail, de justice...



Sur l’opposition tu ne pourras compter ?


De leur part, les partis d’opposition tendent  à se regrouper en coalitions pour augmenter leur poids électoral, dans une logique purement quantitative, et sans veiller au préalable à se réformer et à chercher un minimum de cohérence. Fragilisés par des démissions et des guéguerres internes, ces partis n'arrivent pas à renforcer leurs bases militantes pour mieux promouvoir leurs idées, et convaincre les tunisiens du bien-fondé de leurs programmes politiques. La plupart d’entre eux n’ont toujours pas renouvelé leurs dirigeants, ni passé le stade de « partis de personnalités », basé sur le culte de la personne fondatrice du parti.  Les conflits de personnes et d’égos qui les fragilisent ne cèderont la place aux débats d’idées que lorsque ces partis décideront enfin de faire leurs propres révolutions internes, et réfléchiront sérieusement à de vrais projets politiques qui rassemblent plutôt que divisent, et qui donnent du sens à notre avenir.


Plutôt que de s’adresser aux populations et se rapprocher d’elles pour les reconquérir, on a plutôt le sentiment que l’opposition cherche avant tout à convaincre la majorité de son existence, en reproduisant des réflexes d’opposition pré-révolutionnaires. Par son boycott de la séance des questions au gouvernement pour temps de parole insuffisant, l’opposition a préféré marquer sa présence en brillant par son absence, plutôt que de participer au débat par des contre- propositions convaincantes et efficaces qui lui feraient gagner des points dans l'opinion.


Pire encore, certains de ces partis d’opposition n’hésitent pas à mimer la stratégie des partis au pouvoir dans l’espoir d’égaler leur performance électorale, en ayant notamment recours au registre islamique pour légitimer leur action aux yeux des masses. L’UPL qui appelle à inscrire la Charia dans la constitution ou le PDP qui défend l’inscription de la référence aux valeurs islamiques dans le préambule de la constitution, après avoir dénoncé pendant toute la campagne électorale le projet islamiste d’Ennahdha, sont de parfaits exemples de cet opportunisme politique qui décrédibilise l’opposition, brouille son image et rend incrédule son message..


16 février 2012

Tunisie : cachez-moi ce sein...





La publication de la photo d'un corps nu serait-elle plus heurtante, condamnable et passible de poursuites judiciaires que la tournée de prédication haineuse qu'un défenseur farouche de l'excision féminine vient de réaliser dans plusieurs villes du pays?


La morale et la vertu, qu'on pense vouloir faire respecter par la censure et par l'action en justice, vaut-elle mieux que la paix sociale, qui elle est bien mise en danger par le radicalisme religieux des prédicateurs importés?


La violence des propos tenus par le faussaire religieux est telle que le ministère de la santé a cru bon de lancer un message de prévention sur les dangers de l'excision. Pourtant, personne ne l'a empêché de tenir ses discours, au nom de la liberté d'expression...


Par contre, la gêne qu'aurait pu causer cette photo et la provocation qu'elle pourrait représenter aux yeux des plus pieux sont suffisantes pour justifier l'arrestation de journalistes et leur poursuite en justice...


Par cette politique du deux poids deux mesures, on ne cherche certainement pas à garantir notre liberté d'expression. Mais plutôt à la halal-iser, en réduisant  son champ et son application, petit à petit, sous couvert de puritanisme. Hier, on s'est battu contre la censure politique. Aujourd'hui, c'est la censure morale qui nous guette et qui menace de nouveau nos libertés. 




29 janvier 2012

Tunisie : les difficultés du gouvernement Jebali




Évoquant la situation délicate que traverse le pays sur les plans économique social et sécuritaire, le premier ministre tunisien, interviewé par une journaliste à Davos, avoue sa difficulté à gouverner le pays dans les conditions actuelles. Le jour même, l’appel de l’opposition pour une marche des libertés dans la capitale a drainé une foule dense de milliers de personnes, un nombre de manifestants probablement supérieur aux attentes des organisateurs,  reflétant l'état de mécontentement et la crise de confiance actuelle qui touche le gouvernement Jebali pour des raisons diverses et variées.  

Avec la crise économique internationale, d'autres conditions étaient réunies pour que la situation se corse rapidement après les élections. La forte mobilisation des populations pendant la campagne électorale à  coups de promesses irréalistes et irréalisables s'est vite retournée contre le gouvernement une fois constitué. L‘effet inflationniste des promesses électorales a exacerbé les attentes; la déception post-électorale et la colère qui est montée partout dans le pays en sont la conséquence directe. Une colère restée intacte un an après la révolution. Le temps mis pour négocier les modalités et les conditions de partage du pouvoir, et pour constituer un gouvernement qui se révèle finalement peu expérimenté et opérationnel, n’a fait qu'augmenter l'insatisfaction. Le mois de janvier a ainsi été marqué par la recrudescence des contestations sociales et politiques partout dans le pays. Le nombre élevé de grèves, de manifestations, de tentatives d’immolations et de routes coupées paralyse partiellement l’activité économique depuis le début de l’année. 

Ne sachant dans l'immédiat que répondre aux revendications, le gouvernement ne trouve pas mieux, pour gagner du temps, que de crier au complot, et dénoncer la responsabilité d’une gauche "minoritaire" et "contre-révolutionnaire", qu’il convient aujourd’hui de désigner par la « gauche zéro », en référence aux faibles scores électoraux qu’elle a obtenus. Autre complot que le gouvernement ne cesse de dénoncer : le parti-pris d’une grande majorité des médias et journaux qui, par leur critique obsessionnelle et peu objective du gouvernement, sont accusés de rouler pour l’ancien régime et d’agir à l’encontre de la « volonté du peuple ». Sans parler de l’UGTT, accusée de rouler pour la gauche zéro, ou du gouvernement sortant accusé d’avoir pourri la situation avant de partir…  
Certes, tout le monde ne veut pas que du bien pour Ennahdha et ses alliés. Mais de là à crier au complot généralisé, le pas est vite franchi par un gouvernement qui se complaît dans la victimisation, en attendant de trouver de vraies solutions..

Faute de pouvoir susciter l’adhésion autour d’un vrai projet de relance et de réforme qui soit clair et affiché, le gouvernement cherchera pendant ce temps à exister sur la scène internationale. Non sans agacer, là encore. Réception en grandes pompes du leader du Hamas accueilli avec ferveur et … quelques slogans anti-juifs ; tapis rouge pour une brochette de dictateurs venus fêter l’an I d’une révolution qui a chassé pas mal de leurs voisins dans le monde arabe et qui les menacent encore, etc. La stratégie qui consiste à repositionner la Tunisie sur le plan géopolitique en favorisant ses riches alliés arabo-musulmans laisse sceptique. Comment accorder confiance sans mot dire à ces monarques autoritaires qui refusent de coopérer et de renvoyer Ben Ali, sa famille et leurs avoirs, qu'ils protègent chez eux?  Là encore, la position du gouvernement n'a jamais été tout à fait claire, ni ferme.  

Les liens se tendent aussi avec la société civile sur la question des libertés et sur le débat identitaire, qu' Ennahdha et ses alliés ont cru bon de poursuivre après les élections. Le gouvernement est perçu d’un côté comme trop laxiste face aux comportements bruyants et agressifs d’une minorité salafiste; et de l’autre côté comme trop autoritaire avec des médias et des critiques qui,  il est vrai, se montrent souvent partiaux et parfois malhonnêtes dans leur traitement de l’information. Les positions se radicalisent de part et d’autres, les uns dénonçant une quasi « nouvelle dictature islamiste », quand les autres accusent leurs opposants d’être « des mécréants » et des contre-révolutionnaires. Cet attitude partagée de rejet de l’autre partie s’accompagne parfois d’une intention de nuire, latente ou affichée, comme en témoignent l’affaire de la vidéo du ministre de l’intérieur ou la violence des propos tenus par Chourou envers les manifestants. Comme à chaque fois, la réponse du gouvernement a été soit molle, soit tardive...

Le gouvernement Jebali va-t-il persévérer dans sa politique de l’accommodement, en agissant au gré de la pression de la rue, au risque d’être perçu comme refusant d'assumer des décisions difficiles, comme celle de se désolidariser nettement de la tendance salafiste? 

Et quel meilleur moyen pour asseoir sa légitimité et faire taire les critiques que de prouver par les actes, plutôt que par les discours partisans et populistes, que ce gouvernement mérite la confiance de tous les tunisiens, et pas uniquement celle de ses partisans?


Enfin, quelle sera la position du gouvernement face au rassemblement récent et au retour en force des néo-destouriens, un an après la dissolution du RCD? Va-t-on de nouveau crier au complot contre-révolutionnaire ou va-t-on plutôt travailler à créer une vraie alternative à ce qui reste d'un courant politique qui a déjà servi deux dictatures? 


La balle est maintenant dans le camp de Jebali et de son gouvernement de la Troîka. A eux de se rattraper et de nous convaincre qu'ils sont meilleurs que l'opposition de gauche et que les destouriens, comme ils le prétendent. Pour y arriver, ils gagneront certainement à unir les tunisiens, toutes tendances confondues, autour d'un vrai projet qui rassemble, plutôt qu'à les diviser. 






10 janvier 2012

La société civile dans la Tunisie post-révolutionnaire



“Liberté” - Medina de Tunis, eté 2011
Crédit Photo : Fouad Hamdan



En l’absence de réelle alternative politique au régime policier de Ben Ali, beaucoup ont longtemps misé sur la société civile et sur sa capacité à former un contrepouvoir à l’autoritarisme de l’Etat. On attendait alors beaucoup des rares acteurs de la société civile tunisienne tolérés par le régime de Ben Ali pour peser sur le gouvernement et réguler son pouvoir devenu avec le temps de plus en plus autoritaire, inégalitaire et liberticide.


Mais l’histoire nous a démontré les limites de la société civile tunisienne comme moyen de démocratisation sous Ben Ali. Sans liberté d’association, et de débat politique ouvert, la société civile restait marginale.


Puis, la révolution populaire de Décembre 2010 qui a conduit au départ de Ben Ali le 14 Janvier 2011 a extirpé, en quelques semaines, la société civile de sa torpeur de 23 ans.


Pendant le soulèvement qui s’est propagé à travers le pays, de nombreux militants, des syndicats et des associations ont soutenu les grévistes en relayant leur colère. Le rôle sur le terrain de certains militants a été fondamental pour fédérer les foules et parfois même, les protéger de la répression policière. La pression exercée par les avocats et par les syndicats d’enseignants tout au long du soulèvement a précipité la chute du régime.


Un an plus tard, nous avons vu naître un nombre d’associations et d’actions civiles, toutes imaginées dans la fougue révolutionnaire de ceux qui souhaitaient s’engager et profiter de la liberté retrouvée. Le bus citoyen fait probablement partie des actions les plus emblématiques qui ont marqué ce printemps associatif. La société civile tunisienne semble enfin renaître.


Son rôle, aujourd’hui et demain, est primordial pour la réussite de la transition démocratique et pour le développement du pays. Il est surtout de peser dans le débat politique et sur les réformes que le nouveau gouvernement est prié de mettre en oeuvre. Les tunisiens ont plus que jamais besoin d’une société civile forte qui puisse porter leurs voix et leurs revendications. Une société civile qui ne se limite pas qu’au soutien social et humanitaire sur le terrain, mais qui accomplit également son rôle de contre-pouvoir en participant au débat public et politique et en plaidant pour les causes qu’elles défendent. Une manière de donner du sens et de la légitimité à cette vigilance citoyenne qui ne cesse de surprendre les politiques, et de remporter des victoires (Kasbah, Bardo).


Une des leçons principales tirées des élections du 23 Octobre est l’échec de l’Etat et des nouveaux acteurs politiques dans la Tunisie continentale, y compris la Troïka actuellement au pouvoir. La société civile doit soutenir avant tout ces régions im-populaires et sous-développées, là où il y a tant à faire sur le plan social et économique. L’Etat doit soutenir ces actions qui, en agissant localement, pourraient venir combler son absence. Et la société civile doit s’y investir dès maintenant, car le nouvel exécutif mettra encore du temps pour réformer en profondeur le système de distribution des richesses en faveur de cette « autre Tunisie », s’il y arrive un jour.


Article paru dans le premier numéro du bimestriel de l'association Cahiers de la Liberté téléchargeable ici